ENTRETIEN. Maître de conférences, la politologue Louisa Dris-Aït Hamadouche évalue la nouvelle donne politique algérienne à l'aune du message du président Bouteflika de ce 11 mars.
Sous la poussée de la rue, le président Bouteflika s'est fendu d'un message dont les contours le conduisent à ne pas se présenter pour un 5e mandat (comme le souhaitent les manifestants), mais à superviser une phase transitoire pendant laquelle un débat, une conférence nationale, va préparer une révision de la Constitution à laquelle le scrutin reporté d'avril succédera. Que faut-il penser de la nouvelle donne qui prévaut désormais ? Peut-on parler de « victoire » des manifestants ? Les éléments de crispation politique ont-ils disparu ? Éléments de réponse avec la politologue et maître de conférences de la faculté des sciences politiques et des relations internationales de l'université Alger-III Louisa Dris-Aït Hamadouche.
Le Point Afrique : Le président a annoncé le report de l'élection présidentielle et son renoncement au cinquième mandat. Est-ce réellement une victoire pour le mouvement populaire ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : Le message adressé par le président sortant ce 11 mars est exactement le même que celui du 3 mars dans la lettre de sa candidature. Seul l'emballage communicationnel a changé, notamment lorsqu'il utilise le mot « retrait ». Dans le fond, la proposition est une duperie politique et une imposture juridique. En effet, la proposition évoque le retrait d'une élection annulée et impose le prolongement de facto du 4e mandat que rien, absolument rien, ne justifie légalement. Après le 28 avril, le président sortant n'aura légalement plus les prérogatives d'un chef de l'État, ce qui pose la question suivante : à quel titre mènera-t-il les projets inclus dans son message ?
Comment la situation peut-elle évoluer après cette annonce ?
Très difficile à dire. La situation est confuse. Tout dépendra de la capacité de la contestation populaire à se mobiliser, à comprendre les enjeux, à éviter les pièges… Tout cela dépend en partie de sa capacité à entrer en synergie avec les forces politiques capables de tracer une feuille de route politique.
« L'Algérie n'est pas la Syrie », scandent les manifestants depuis plusieurs jours. Est-ce que l'Algérie est à l'abri d'un scénario à la syrienne ou à l'égyptienne ?
Le caractère pacifique des manifestations est non seulement l'image que retiennent les Algériens, mais c'est aussi un fait qui suscite l'admiration et le respect dans le monde. Je pense que les manifestants ont subi jusqu'à présent plusieurs tests qui auraient pu déboucher sur de la violence. Clairement, ils ont montré qu'ils étaient conscients de la nécessité absolue de garder cet acquis précieux. L'hypothèse d'un basculement dans la violence me semble donc très peu probable.
Le scénario d'un repli autoritaire sur le modèle égyptien n'est pas exclu compte tenu de l'importance de l'institution militaire dans l'architecture politique de l'Algérie. Cependant, des différences existent avec le cas égyptien, notamment l'absence du clivage idéologique, dépassé en Algérie et fortement impactant en Égypte. Or, c'est ce clivage qui a cautionné le coup d'État en Égypte et stoppé net la transition démocratique.
Des centaines de milliers de personnes manifestent en Algérie depuis le 22 février dernier. En quoi cette mobilisation était-elle finalement exceptionnelle ?
Cette mobilisation est exceptionnelle à plus d'un titre. En premier lieu sur le plan démographique, jamais des mouvements de contestation n'ont mobilisé autant de monde. On parle de millions de manifestants chaque vendredi, et c'est absolument énorme. D'ailleurs, les personnes d'un âge avancé font aisément le parallèle avec les manifestations de l'indépendance de l'Algérie en 1962. Deuxièmement, sur le plan spatial, jamais des manifestations n'ont occupé tout le territoire national d'une façon aussi intense et spectaculaire. Sur le plan temporel, nous ne retrouvons pas de mobilisations avec ce degré de simultanéité et de concordance. Autre point important, la sociologie des manifestations est très intéressante dans la mesure où elle révèle clairement une mixité sociale et générationnelle qui montre le caractère fédérateur des revendications motivant ce mouvement social de protestation. Enfin, et ce n'est pas l'aspect le moins important, ce sont des manifestations à connotation exclusivement politique et qui sont menées de façon totalement pacifique. Aucune des revendications qui motivent habituellement les protestations sociales ne figure dans les slogans scandés. Les manifestants évitent méthodiquement toute confrontation avec les forces de l'ordre, lesquelles font preuve d'un calme remarqué. In fine, le changement de système politique est une revendication fédératrice, neutralisant tous les clivages.
En 2014, le président s'était présenté pour un quatrième mandat après un AVC et une longue hospitalisation. Des manifestations ont eu lieu après l'annonce de sa candidature, mais celles-ci n'étaient pas d'une grande ampleur. Qu'est-ce qui a changé ?
C'est une question difficile. Objectivement parlant, pas grand-chose. En 2014, le chef de l'État était déjà très affaibli. Il ne s'était pas adressé aux Algériens depuis deux années. Il y avait déjà eu le scandale de l'hospitalisation au Val-de-Grâce. Ces éléments objectifs avaient suffi pour susciter une opposition qui s'était concentrée sur plusieurs partis politiques, des intellectuels et des organisations de la société civile. Comme le relève votre question, cette opposition n'a pas eu d'effet de ramification. Peut-être que les opposants de l'époque n'ont pas fait suffisamment de sensibilisation et qu'ils n'ont pas pu ou pas su avoir le bon discours pour mobiliser la majorité silencieuse.
Mais je crois qu'à l'époque le système politique avait réussi à maintenir le seuil critique de la cohésion pour faire front contre les frondeurs et a puisé dans les ressources de la résilience du système. Or, en 2014, ces ressources étaient bien plus disponibles qu'aujourd'hui. À l'époque, on ne percevait pas encore la crise financière ; la situation aux frontières était encore plus instable et le Printemps arabe fournissait l'épouvantail alimentant la peur du changement. En 2019, les Algériens sont passés par des cases comme le financement conventionnel, la crise du Parlement, les scandales de corruption… et surtout, les images d'un président dégradé. C'est sans doute cette goutte d'eau qui a fait déborder un vase bien rempli. Cette goutte est importante ; elle n'est ni mesurable, ni quantifiable, ni comparable. Les dernières images du président allant se faire soigner à l'étranger ont non seulement porté atteinte à sa dignité en tant qu'individu, mais aux Algériens en tant que nation. Ceux qui connaissent l'importance de la dignité (nif) dans la conscience collective algérienne comprendront parfaitement cet argument.
Les slogans scandés durant les manifestations concernent principalement le cinquième mandat de M. Bouteflika. Le refus de la candidature du président est-il le seul message qu'il faut retenir de ce mouvement populaire ?
Je ne crois pas. L'élément déclencheur est bien sûr le refus du cinquième mandat. Mais, au-delà du factuel, il y a une remise en cause du système qui a pavé la route à ce cinquième mandat et à tous ceux qui l'ont précédé. Le chef de l'État ne représente pas à lui seul le régime politique algérien. Il est le produit et la résultante d'un système politique mis en place à l'indépendance. L'une des ressources de légitimité de ce système s'est considérablement amenuisée. Elle concerne la légitimité révolutionnaire qui ne pourra plus opérer quand la transition générationnelle aura lieu. Donc, au-delà du président sortant, et du régime qui l'a porté, c'est le système politique qui est aujourd'hui remis en cause.
Les manifestants ne sont pas réprimés par les forces de l'ordre, notamment dans la capitale où toute manifestation était interdite auparavant. Comment expliquez-vous ce changement ?
C'est un changement positif, qui n'est toutefois pas nouveau. Deux raisons peuvent l'expliquer. D'une part, les gouvernants algériens ont parfaitement intégré le caractère contre-productif de la force répressive. Le concept de gestion démocratique des foules a été intégré depuis plusieurs années en s'appuyant sur deux points essentiels : en amont, prendre le contrôle de la formation des foules ; en aval, réduire au maximum l'usage de la violence.
D'autre part, l'élément psychologique et contextuel revêt une importance capitale. N'oublions pas que les manifestations sont pacifiques, qu'elles rassemblent des étudiants, des hommes, des femmes, des personnes âgées, des avocats, des juges… et que leurs slogans sont aussi bien l'expression d'un rejet des gouvernants que la réappropriation de la dignité de tout un peuple. Dans un tel contexte, difficile d'imaginer des policiers avoir une conduite autre que celle qu'ils ont.
Bouteflika a salué le caractère pacifique des manifestations, à plusieurs reprises, et a promis de nouvelles réformes. Ses partisans ont adopté le même ton. Quelle lecture faites-vous concernant son nouveau discours ?
La réponse du président obéit à la logique des « réformes octroyées », c'est-à-dire que c'est lui qui interprète les revendications populaires et qui décide quelles réformes adopter, avec qui les appliquer, comment et quand. C'est une démarche qui n'est pas nouvelle. En 2012, il avait également promis des changements politiques qui ont débouché sur des réformes juridiques, des amendements constitutionnels, la promotion du rôle de la femme et la constitutionnalisation de la diversité identitaire de l'Algérie.
Toutes ces réformes n'étaient pas inutiles. Certaines sont même des acquis. Cependant, elles ne sortent pas du cadre dans lequel elles ont été décidées et appliquées, à savoir alimenter le réservoir des ressources de la résilience du système en place.
Le mouvement populaire est pacifique. Les autorités n'ont pas eu recours à la répression. Quelle est la prochaine étape, selon vous ?
L'étape postérieure est la structuration. C'est une phase compliquée, difficile, mais nécessaire. La protestation est appelée à produire son élite et/ou à coordonner avec les forces politiques. Celles-ci sont appelées à faire un gros effort d'ouverture pour se mettre au diapason avec le mouvement populaire.
Cette phase est très importante, car elle conditionne le bon déroulement et la réussite des négociations qui devront obligatoirement avoir lieu pour sortir de ce face-à-face. Plus la contestation structurée, en forces de l'opposition, sera forte, plus ces négociations pourront déboucher sur une vraie transition qui satisfera toutes les parties en présence. Le modèle espagnol est à cet égard très intéressant. Mais, pour cela, la pression populaire doit se poursuivre.