REPORTAGE. Commandant des Forces de soutien rapide, une ex-milice accusée de massacres au Darfour, Hemetti a assuré soutenir les révolutionnaires. Beaucoup en doutaient. Les derniers événements leur ont donné raison.
Selon un comité de médecins proches de la contestation, au moins 108 personnes ont été tuées et plus de 500 blessées en trois jours, pour la plupart dans la dispersion brutale d'un sit-in devant le siège de l'armée lundi à Khartoum. Voilà qui donne le ton de la situation vers laquelle le Soudan pourrait s'enliser si toutes les voies de dialogue sont fermées. Vivement dénoncé par l'ONU, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, entre autres, cette opération qualifiée de "massacre" serait l'oeuvre d'hommes identifiés comme faisant partie des forces de soutien rapide du général Hemetti, n°2 du Conseil militaire. Celui-ci a d'ailleurs réfuté tout usage de la "force", évoquant une "opération de nettoyage" à proximité du rassemblement qui aurait mal tourné. Et selon les autorités, celle-ci n'aurait pas fait "plus de 46 morts". Largement plus que les six morts recensés à la mi-mai après que, quelques heures après l'annonce d'un accord, entre le conseil de transition militaire et l'opposition représentée par l'Alliance pour la liberté et le changement, des forces de sécurité, ont tiré sur des manifestants et tenté de démanteler quelques barricades. Là aussi, plusieurs témoins ont reconnu les uniformes beiges des Forces de soutien rapide (FSR) parmi les tireurs. « Ce sont des personnes non identifiées [qui se sont] infiltrées », avait démenti le Conseil de transition militaire, dans un communiqué. Selon une source proche des FSR, il s'agirait de membres de l'ancienne milice d'el-Béchir (« amn el shaabeya », sécurité populaire, bras armé de l'ex-parti du Congrès national du dictateur déchu) qui auraient volé les habits des FSR « pour diviser les révolutionnaires ».
Des manifestants devant la caserne de l'armée à Khartoum.
© Ariane Lavrilleux
Le rôle trouble des hommes sous son commandement
Ces violences embarrassent, car elles écornent l'image pacifique que les Forces de soutien rapide tentent de s'attribuer depuis la destitution d'Omar el-Béchir, le 11 avril dernier. Aux côtés de l'armée régulière et des civils qui ont occupé le centre de Khartoum, cette branche paramilitaire très crainte par la population s'était en effet invitée aux entrées du sit-in pour le protéger des intrusions hostiles. Elle s'était même chargée de l'expulsion de plusieurs personnes portant des couteaux ou simplement identifiées, par les manifestants, comme des agents du principal parti de l'ancien régime.
Depuis le début des manifestations contre le régime d'Omar el-Béchir en décembre 2018, le chef des Forces de soutien rapide, très proche de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, a joué un rôle trouble. Dès la fin décembre, Mohamed Hamdan Dogolo, surnommé « Hemetti », s'est mis à distance de l'autocrate qu'il est censé protéger en l'accusant publiquement de mal gérer la situation et les pénuries criantes des biens de première nécessité. Mais ses forces, estimées à près de 40 000 hommes, ont pourtant participé à la répression qui a fait 90 morts dans tout le pays, les cinq derniers mois. Lorsque des centaines de milliers de Soudanais ont convergé à Khartoum, il a ordonné à ses troupes de ne pas tirer sur la foule. Une décision considérée comme un tournant majeur par une partie des révolutionnaires. Toutefois, son empathie s'est révélée éphémère quand il a menacé d'évacuer le sit-in, deux semaines plus tard.
Ses opérations de communication...
Devenu numéro deux du Conseil militaire de transition, Hemetti a multiplié les sorties médiatiques et autres opérations-compassion à l'égard des révolutionnaires. Ainsi, le 5 mai, il s'est rendu, en treillis et casquette beige camouflage, à l'hôpital Royal Care de Khartoum, qui a reçu près de 400 blessés depuis décembre. Pendant que des pick-up, chargés de bouquets de roquettes et de sacs de munitions, en bloquaient l'entrée, le général fraîchement promu s'est offert quelques minutes au chevet d'Essam Osman, incapable de marcher depuis qu'une balle lui a transpercé le ventre le 7 avril dernier.
Les hommes des Forces de soutien rapide du général Hemetti attendent devant l’hôpital Royal Care de Khartoum.
© Ariane Lavrilleux
« Hemetti m'a souhaité un bon rétablissement et m'a encouragé à porter plainte pour retrouver les auteurs », a raconté cet étudiant de 19 ans, qui a désormais une poche à la place de la vessie. Même s'il n'est « pas vraiment satisfait de ces militaires », Mubarak Ali, l'oncle du blessé, veut « laisser une chance à Hemetti qui essaye de montrer du soutien aux victimes », en jetant un regard à l'agent de sécurité de l'hôpital présent dans la chambre pendant l'interview.
... contredites par la réalité
Le lendemain de cette visite seulement retransmise à la télévision nationale soudanaise, Ali* et Mounir*, deux jeunes graffeurs, ont voulu taguer « Forces de soutien rapide = Milices » sur un mur proche du sit-in de Khartoum. Le slogan n'a pas été du goût de la brigade de passage. « Ils nous ont encerclés, arrêtés et tabassés pendant 45 minutes dans un poste de sécurité à proximité », ont raconté les deux étudiants, le dos couvert d'ecchymoses et un bras en écharpe.
Toute la brutalité d'hommes présumés des Forces de soutien rapide se voit à travers les marques sur le corps de ce Soudanais.
© Ariane Lavrilleux
« C'était de la violence gratuite qui ne découlait d'aucune chaîne de commandement, car nous n'avons même pas été interrogés », a ajouté l'un d'eux qui se souvient du sigle des Forces de support rapide (FSR) accroché sur leur chemise et de leur « accent incompréhensible en arabe ». Deux signes qui ont semblé accuser les FSR, composées en partie des ex-milices bédouines « janjawids » recrutées dans les années 2000 par le régime d'el-Béchir pour écraser la rébellion au Darfour. Face à des leaders de l'opposition, l'état-major de cette force d'intervention obscure a finalement reconnu, en aparté, l'implication d'« éléments isolés » dans des attaques de manifestants du sit-in. « Ces forces paramilitaires représentent la plus grande menace pour le Soudan actuel, car elles n'ont aucun code militaire, et leur chef va tout faire pour rester au pouvoir en coulisse », ont asséné les deux manifestants molestés.
Un graffiti sur un mur près du lieu du sit-in devant la caserne de l'armée.
© Ariane Lavrilleux
« Sa place est en prison »
Si certains habitants de Khartoum découvrent aujourd'hui la violence dont sont capables les hommes d'Hemetti, les réfugiés du Darfour, eux, en portent les cicatrices les plus douloureuses. Sous une tente couverte de photos de corps mutilés, plantée au cœur du rassemblement anti-régime de Khartoum, Mohamed Adam el Taher raconte méthodiquement l'innommable. Son père massacré, son oncle battu à mort sous ses yeux et lui, ses vêtements arrachés, contraint de fuir à pied, dans le désert brûlant, un petit groupe de miliciens janjawids. Pour ce rescapé de la guerre du Darfour qui a fait près de 300 000 morts, « la place de Hemetti est en prison. Ses hommes nous disent que la vie humaine n'a pas de valeur alors que l'on sait qu'une cartouche coûte 7 livres soudanaises. C'est pour cela qu'il exploite jusqu'à aujourd'hui les habitants des terres qu'il a colonisées et les laisse mourir dans le désert s'ils tentent de s'enfuir », confie Mohamed, 24 ans, qui a quitté son camp de réfugiés dans le nord du Darfour pour venir participer à la révolution dans la capitale.
Hemetti dans un jeu de rôles
Trois jours après avoir visité l'hôpital, Hemetti a laissé fuiter la photo d'un hélicoptère privé rempli de lingots d'or, que ses forces de sécurité auraient stoppé, avant qu'il ne quitte illégalement le pays. L'ex-chef de guerre mise cette fois sur la carte du justicier et protecteur des ressources aurifères soudanaises, dont la plupart sont pillées et exportées en contrebande. Un rôle difficilement crédible pour celui qui s'est reconverti dans l'exploitation de mines d'or au Darfour depuis l'accord de paix signé en 2011. « Hemetti essaye de camoufler ses crimes en laissant croire qu'il nous soutient, mais il est impossible d'avoir confiance dans un criminel de guerre », s'insurge Fatima Mutasim, étudiante en informatique à Khartoum, qui a découvert, sur le sit-in, l'ampleur des atrocités commises au Darfour. « C'est bien trop tard pour se racheter une conduite », confirme Saeed Yacoub, porte-parole de l'Association des professionnels soudanais (SPA) à l'origine du mouvement de contestation qui a mené à la chute d'Omar el-Béchir. Si la plupart des manifestants ne sont pas dupes, les négociateurs de l'opposition n'ont pas d'autres choix, pour l'instant, que de composer avec cet ambitieux militaire, dont les troupes sont sponsorisées et utilisées au Yémen par les Saoudiens.