TRIBUNE. La demande du président Patrick Talon à propos des biens culturels du Bénin actuellement au musée du quai Branly continue de faire des vagues.
Quelques mois après son accession à la magistrature suprême au Bénin le 6 avril 2016, M. Patrice Talon, président de la République, a formulé une demande de restitution des biens culturels pillés par l'armée française sous la houlette du colonel Dodds, devenu général à l'issue de la conquête du royaume du Danhomè. La plupart de ces pièces sont actuellement préservées dans les collections du musée du quai Branly à Paris.
Le 22 août 2016, alors que la nouvelle se propageait dans les divers médias, je reçus le message électronique de Jos van Beurden, chercheur néerlandais, qui est en passe de finir une thèse sur la question des restitutions de biens culturels dans le monde. Sachant que j'avais abordé cette question dans mon mémoire de master il y a un peu plus d'une dizaine d'années, il voulait que je l'aide à obtenir une copie de la demande officielle de restitution du Bénin adressée à la France. Malgré toute ma bonne volonté, je n'ai pas pu lui fournir ce document officiel.
La demande du Bénin, pas une première
Dans ma recherche, Joseph Adandé, un aîné universitaire, a eu l'obligeance de me faire parvenir un article paru sur le site internet www.acotonou.com avec une photo du ministre d'État, Irénée Koukpaki, qui évoquait la question. À la vue dudit article, je me suis dit qu'il s'agissait donc d'une procédure officielle. Une certaine presse a même indiqué que c'était la première fois qu'un pays africain au sud du Sahara faisait une telle demande ; ce qui n'est pas vrai puisque cela fait plusieurs décennies que le Nigeria, voisin du Bénin, réclame le retour des bronzes pillés par l'armée britannique en février 1897.
Plus récemment encore, lors de la publication de la Déclaration sur l'importance et la valeur des Musées universels (décembre 2002) signée par dix-neuf grands musées occidentaux, la Commission des musées et monuments du Nigeria, sous la plume d'Oluyemi Omotoso et de Martin Oguntayo Akanbiemu, a rédigé une réponse conséquente. Georges Abungu, alors directeur des musées nationaux du Kenya, avait lui aussi donné son point de vue sur la question dans une tribune parue en 2004 dans les Nouvelles de l'Icom (Conseil international des musées). Seul le Bénin n'avait pas donné de la voix sur le sujet. Mais vu l'état des musées au Bénin aujourd'hui, faut-il répondre favorablement à une telle demande somme toute légitime ? Un peu d'histoire pourrait nous aider dans notre cheminement.
Tout commence en 1892 à la chute du royaume d'Abomey
Les biens culturels que réclame le Bénin aujourd'hui sont pour une partie de ce qu'on peut appeler butin de guerre emporté par le général Dodds et ses compagnons à la suite de la chute du royaume d'Abomey en novembre 1892. Parmi ces pièces, les plus symboliques étaient des trônes géants, la statue du dieu Gou, des statues représentant les rois Glèlè et Gbèhanzin, et bien d'autres.
Alors que le Danhomè subissait le vandalisme de l'armée française, le refus du souverain de la Cité du Bénin (Bini) au Nigeria de se soumettre va lui coûter cher. Son royaume connaîtra le même sort et plusieurs milliers de pièces en bronze vont être pillées lors de l'expédition punitive du 24 février 1897. Elles seront plus tard vendues aux enchères en 1898 et se retrouvent aujourd'hui dans les plus grands musées occidentaux. Tous ces événements s'inscrivaient dans le mouvement de la conquête de l'Afrique et du monde par les anciennes puissances coloniales qu'étaient la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, les Pays-Bas et, dans une moindre mesure, l'Espagne et le Portugal.
Mais au lendemain du second conflit mondial, les mouvements d'émancipation vont naître dans la plupart des colonies. Ceux-ci conduiront aux indépendances de l'Indonésie (1945), de l'Inde (1947), de la Gold Coast devenu Ghana (1957) et de la plupart des autres pays africains à partir de 1960, sachant que celles des colonies espagnoles et portugaises interviendront plus tard.
Le tournant des indépendances
À partir de ce moment, les nouveaux États voulant écrire leur roman national vont envisager de recourir à ces biens culturels pillés durant la période coloniale. Si les francophones n'y ont pas pensé ou s'y prennent tardivement, la demande d'autres anciennes colonies ne date pas d'aujourd'hui. En dehors du Nigeria voisin, les Indonésiens notamment avaient très tôt fait cette requête. Celle-ci avait abouti puisque les Pays-Bas ont été le premier État européen à restituer des biens culturels. Il agissait des sculptures des temples du Lombok dans la région de Singarasi en 1976, quelques petites années après l'adoption de la « Convention de l'Unesco concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites de biens culturels » de 1970. Mais il faut indiquer que ces sculptures faisaient partie d'un culte encore vivace et que l'État indonésien en avait assuré et garanti leur sécurité. Le Nigeria quant à lui a toujours fait une demande de restitution en direction de la Grande-Bretagne, comme la Grèce, notamment lors des préparatifs des Jeux olympiques d'Athènes de 2004. Les Grecs voulaient que, comme les Jeux revenaient au bercail, il était aussi de bon ton que les marbres du Parthénon emportés illégitimement de Grèce par Lord Elgin au temps de l'Empire ottoman retournent chez eux. Mais l'État britannique a donné une fin de non-recevoir à cette énième réclamation grecque.
Un patrimoine mondial mobile et plus encore
Il faut rappeler une fois encore que la demande de restitution par le Bénin est tout à fait légitime. Mais pour que celle-ci soit utile pour les Béninois et le monde pour lequel ce genre de biens culturels pourrait aujourd'hui appartenir à une liste du patrimoine mondial mobile à créer, il requiert des conditions sans lesquelles leur retour risque de conduire à un nouveau déplacement, qui aboutirait cette fois-ci dans les collections privées, donc au seul profit de leurs propriétaires.
À moins que cela ne soit du « lip service » comme on dit en anglais, des paroles sans actes, la première condition qui donnerait la preuve de la bonne volonté du gouvernement béninois serait d'abord de signer la Convention de l'Unesco concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites de biens culturels de 1970, cadre juridique dans lequel une telle restitution devrait se faire. Car sans cette démarche, nous resterons dans les effets d'annonce qui n'aboutissent à rien de concret.
La nécessité d'une vraie politique muséale
L'étape suivante qui nécessite quand même un peu de temps est de mettre en place une politique muséale du genre du Deltaplan, mis en œuvre par les Pays-Bas à la fin des années 1990, ou plus tard l'audacieuse politique muséale élaborée par le Brésil dans les années 2000, et qui sont en train d'être démolies à la faveur du libéralisme ennemi des politiques publiques volontaristes. Cette politique muséale béninoise devrait comporter au moins trois volets : les infrastructures, les ressources humaines et les finances.
Par ordre d'importance, le volet infrastructurel vient en premier.
Aujourd'hui, il n'existe pas au Bénin de lieu public disposant de la sécurité nécessaire pour accueillir des biens d'une telle valeur. Les palais royaux d'Abomey, la première attraction touristique du Bénin et destination logique de ces biens, n'ont pas la sécurité requise pour les abriter. Romuald Hazoumè, dans une tribune parue sur le site www.telerama.fr le 17 septembre dernier, a rappelé la situation de ces palais. Il faut donc aménager un tel espace ; et pour arriver à en construire un, cela requiert au moins quelques années.
Ensuite, pour faire fonctionner l'espace, il faudra du personnel qualifié, qui pourrait définir un projet muséographique à la hauteur du symbolisme attaché à ces biens culturels. Ce sera peut-être aussi l'occasion de concevoir un projet qui puisse raconter notre histoire nationale tout en mettant en valeur la diversité de la société béninoise. Une belle occasion de revisiter notre histoire dans laquelle subsistent encore des non-dits, des sujets tabous. Mais avec des non-dits, on ne peut construire une nation cohésive.
Enfin, il faut que l'État béninois se décide résolument à mettre en place une ligne budgétaire ad hoc au profit des musées. Jusqu'à ce jour, les établissements publics béninois se sont toujours autofinancés à travers les recettes réalisées sur les billets d'entrée. Ce qui fait par exemple que le site des palais royaux d'Abomey ou le musée d'histoire de Ouidah, dont le nombre de fréquentations oscille autour des 30 000 visiteurs par an, peuvent compter sur un pactole relativement consistant.
En revanche, les musées du nord du pays qui n'ont qu'un modeste taux souffrent, même pour les besoins de fonctionnement les plus basiques. C'est donc l'occasion rêvée pour mettre en place un dispositif, qui sera inscrit dans la loi nationale de finances et dont la gestion serait confiée aux responsables des différents établissements et qui répondront intuitu personae de son utilisation.
Cela conduit à dire que sans la mise en œuvre de ces différentes étapes, il est inutile, à tout le moins, d'envisager une restitution des biens culturels pillés lors de la conquête du royaume du Danhomè à la République du Bénin bien qu'elle en soit le propriétaire légitime.
* PhD, Andrew W. Mellon Post-doctoral Research Fellow, Université de Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud.