carte kinshasa congoSi les héros existent, alors cet homme en est un. Pas seulement parce qu’il a réchappé de six attentats, ce qui en fait un miraculé. Mais parce qu’il a choisi de rester au cœur de l’horreur, près de ceux qui massacrent femmes et enfants et sont prêts à tout pour le tuer lui.

Né il y a cinquante-neuf ans dans une famille de pasteur, près de Bukavu, dans ce qui était encore le Congo belge, Denis Mukwege continue à faire ce qu’il fait avec obstination depuis quinze ans : soigner les femmes victimes de viols et de mutilations commis à grande échelle par des groupes armés qui, après des années de guerre, continuent à se disputer la région et les minerais qu’elle contient. 

La carrure est massive, la voix douce, le regard sombre. Ces yeux-là ont vu les pires atrocités. Une cruauté qu’il ne savait pas humaine. Des vagins lacérés au couteau, brûlés, emplis de bris de verre, des fillettes violées avant même l’âge de marcher, des femmes violées et mutilées par plusieurs hommes devant leurs enfants, leur mari, leurs frères. Laissées pour mortes, elles affrontent une double peine: le traumatisme physique et psychologique du viol, mais aussi la stigmatisation de la communauté. Certaines sont contaminées au VIH. «Elles risquent de répandre le virus et de le transmettre à leurs enfants sans même le savoir», soupire Denis Mukewge.

«JAMAIS, JAMAIS, JE N’AURAIS IMAGINÉ ÇA»

Formé en médecine au Burundi, Denis Mukwege a étudié la gynécologie à Angers à la faveur d’une bourse. Il a pratiqué quelque temps en France avant de retourner dans son pays natal qui sombrait dans la guerre. Quand il a monté sa clinique à Panzi, en 1999,  il pensait faire de l’obstétrique classique: accouchements, césariennes. «En France, je n’avais jamais vu une femme mourir en donnant la vie. Je me suis dit que chez moi, où ça arrivait tous les jours, je pourrais être utile en offrant de meilleures conditions d’accouchement.» La réalité fut autre. «Mes premières patientes furent des femmes dont tout l’appareil génital avait été détruit parce qu’on leur avait tiré dedans à l’arme à feu.» Il en reste effaré. «Jamais, jamais je n’aurais imaginé ça.» Depuis, 40 000 patientes sont passées dans sa clinique, ce qui donne une idée de l’ampleur inouïe de la tragédie en cours. Le bâtiment blanc entouré d’arbres est devenu le refuge de ces femmes détruites. D’autres médecins, des psychologues, des juristes, l’ont rejoint grâce à différentes subventions. Un espace est aussi dédié à l’apprentissage d’un métier. 

Denis Mukewge décrit le viol au Sud-Kivu comme une «véritable stratégie de guerre», une «entreprise de destruction de la structure sociale», ce que dénoncent aussi depuis longtemps les ONG. «C’est une arme de destruction massive. Non seulement cela détruit la femme qui en est victime, mais aussi sa progéniture. Soit parce qu’elle ne pourra plus avoir d’enfants, soit parce qu’elle rejettera celui qu’elle porte, issu du viol. Ces enfants-là, innocents, sont traumatisés avant même d’être nés. Une fois nés, ils risquent de tomber à leur tour dans le cycle de la violence. Ils sont une bombe à retardement.» Cette destruction systématisée de la femme, dit-il encore, «est devenue une forme de guerre moderne. Regardez comment Boko Haram, au Nigeria, et l’Etat islamique s’en prennent eux aussi aux femmes.»

Comment une telle sauvagerie est-elle possible ? Le médecin a cherché, sinon à comprendre, à remonter aux racines du mal. «J’ai discuté avec des bourreaux démobilisés des groupes armés. J’ai compris que, quand vous prenez un enfant de 12 ans, et que vous l’obligez à commettre des atrocités pour démontrer qu’il est un l’homme, cet enfant est soumis à un lavage de cerveau tel, à un stress post-traumatique tel, qu’il restera dans la violence. Je crois que ce sont des bourreaux-victimes. La communauté internationale devrait organiser leur prise en charge psychologique.» Et les commanditaires ? «Eux savent très bien ce qu’ils font. Ils doivent répondre de leurs actes devant la justice.»

«LE PARLEMENT EUROPÉEN DOIT TRACER UNE LIGNE ROUGE» 

L’impunité, pourtant règne. En 2012, une quarantaine de soldats de l’armée gouvernementale, dont la majorité étaient accusés de viols massifs à Minova, dans l’est du pays, ont été jugés par la justice congolaise. Trois d’entre eux seulement ont été condamnés pour viol, dont deux à la perpétuité. Depuis des années, Mukwege parcourt le monde pour, inlassablement, alerter, dénoncer. Le monde écoute, le monde s’indigne, le monde sait, le monde envoie des Casques bleus, mais rien ne change vraiment, la plaie reste à vif. N’a-t-il pas l’impression de crier dans le vide ?«Il y a eu des progrès, se console-t-il. Le viol, qui était considéré comme un dommage collatéral, est aujourd’hui reconnu comme un crime de guerre.»

Loin des collines et lacs du Sud-Kivu, loin des cris, Denis Mukewge reçoit ce mercredi au Parlement européen le prix Sakharov, qui distingue des militants des droits de l’homme. Parmi les précédents récipiendaires, Nelson Mandela, Aung San Suu Kyi, la jeune Malala. Ce prix prestigieux s’ajoute à la longue liste de ceux qui ont déjà récompensé le médecin congolais. Sa venue au Parlement est pour lui une nouvelle occasion d’en appeler aux gouvernants. «La communauté internationale a beaucoup de leviers, diplomatiques, économiques, politiques, pour agir. Il faut que le Parlement européen trace une ligne rouge. Ceux qui dépassent cette ligne devraient, au minimum, être privés de visas. Les dirigeants responsables devraient ne pas pouvoir se rendre aux réunions internationales.»

«CE N’EST PAS UN PRIX POUR MOI»

Le 25 octobre 2012, peu après un discours aux Nations Unies, le docteur Mukwege a dû s’exiler en Belgique avec ses cinq grands enfants après une nouvelle tentative de meurtre. L’arme de ses assaillants sur la tempe, il n’a pu s’en tirer de justesse que grâce à l’un de ses gardes, qui lui y a laissé la vie. Le bon docteur aurait pu, alors, prolonger l’exil européen, souffler un peu. Mais non, dès qu’il a pu, il est retourné en RDC, auprès des femmes dont il est devenu le demi-dieu. Pas le choix : «Se décourager, ce serait donner raison aux bourreaux.» Il vit nuit et jour à l’hôpital, ne se déplace plus sans escorte. On comprend que ce qui le porte, c’est la «force», la«dignité» de ces femmes qu’il aide à se relever. Peut-être aussi sa foi, lui qui est aussi pasteur. C’est peu dire qu’il a consacré sa vie à son combat. «J’ai donné ma vie, dit-il, à une lutte que je considère comme noble. Cette lutte, ce n’est pas que la lutte des femmes congolaises, elle nous concerne tous, femmes et hommes.»

 Il enchaîne les interviews au rythme d’un Nobel de la Paix, pour lequel il est d’ailleurs régulièrement pressenti. Pas une seconde ne semble lui venir à l’esprit que ce prix le distingue lui, l’homme. «Ce n’est pas un prix pour moi. C’est le prix de toutes ces femmes, il leur revient de droit. C’est le signe que leur cri a enfin été entendu», explique-t-il. Il ne le sait que trop bien, le prix et sa médiatisation ne sauveront pas ces femmes. «Ce n’est pas une victoire. A l’heure où je vous parle, des femmes, des bébés, se font violer. Mais c’est un coup de projecteur nécessaire sur cette situation.»

A l'hôpital de Panzi, près de Bujavu, en novembre 2009.

A l’hôpital de Panzi, près de Bujavu, en novembre 2009. Photo Adia Tshipuku. AFP