DÉCRYPTAGE. Être riche en matières premières ne rime pas toujours avec développement économique et social. Des exemples sont là qui pourraient illustrer le contraire et pourtant...
Mi-2014. La chute brutale des cours du pétrole crée la surprise. À nouveau. Comme cela avait été le cas en 2008, lorsque le cours du Brent était passé de plus de 140$ le baril à près de 35$ entre juillet et décembre. Il s'était progressivement rétabli en 2009 et 2010, pour repasser les 100$ en 2011. Le scénario semble alors se reproduire : de 115$ le baril en juin 2014, le cours chute à 45$ en janvier 2015, avant de remonter aux environs des 50 $. Cette fois-ci l'amplitude de la baisse a été moindre qu'en 2008, mais les cours pourraient rester bien plus durablement sous la barre des 100$.
Un marché transformé
En quelques années, le marché s'est en effet profondément transformé : côté demande, une baisse due au ralentissement de la croissance chinoise, à la stagnation européenne, et aux coups de frein subis par les grands pays émergents comme la Turquie (3% de croissance en 2014), le Brésil ou la Russie – attendus en récession en 2015 ; côté offre, une augmentation portée par d'importantes découvertes offshore au Brésil et en Afrique, et surtout par le développement massif du pétrole de schiste américain : la production est passée de près de 7.5 millions de barils par jour (m bbl/j) en 2010 à plus de 11.6m bbl/j en 2014, faisant des Etats Unis un des trois premiers producteurs mondiaux aux côtés de la Russie et de l'Arabie Saoudite. Enfin, la tendance a été accentuée par la position de l'OPEP qui a maintenu ses volumes à un niveau représentant plus de 30% de la production mondiale (elle-même proche de 90m bbl/j). L'impulsion a été donnée par l'Arabie Saoudite, dont les motivations ne semblent pas difficiles à déchiffrer : protéger sa part de marché face à la concurrence américaine (les développements de nouveaux puits peuvent demander des niveaux de 80$-85$ pour être profitables, pendant que l'Arabie saoudite bénéficie de coûts de productions parmi les plus bas au monde), éviter que l'Iran ne bénéficie de prix hauts au moment de la levée des sanctions.
Fort impact de la baisse des cours
Cette position va en revanche à l'encontre des intérêts d'autres pays membres qui n'ont pas pu ou su se faire entendre, comme le Nigeria et l'Angola, dont les budgets étaient initialement basés sur des cours de respectivement 65$ et 81$. Les conséquences de la faiblesse des cours sur les pays producteurs, particulièrement en Afrique, sont encore à mesurer mais de nombreuses voix s'élèvent pour mettre en garde contre le danger qu'elle représente pour des économies encore fragiles. Le spectre de la malédiction des ressources naturelles planerait-il à nouveau sur le continent ?
Malédiction, vous avez dit malédiction ?
Revenons un instant sur cette malédiction, née de la constatation du retard pris pendant la période post-coloniale par les pays en développement dotés de ressources naturelles sur ceux qui ne l'étaient pas. La première de ses manifestations est l'apparition de la « maladie hollandaise », qui provoque une hyperspécialisation de l'économie autour de ses matières premières, exportées et rarement transformées. S'ensuit alors le développement d'économies de rente, dont les effets seront encore plus profonds : en période de cours élevés, l'Etat bénéficie de revenus qui le rendent indépendant de la création de richesses nationales, et donc de l'impôt. Il peut ainsi mettre en place une politique autonome, le fait de ne pas lever d'impôts éliminant le lien de responsabilité entre le gouvernement et le citoyen. C'est le lien aux groupes dont le soutien est nécessaire au maintien au pouvoir (armée, administration, corporations, ethnies, etc.) qui devient primordial. De ce fait, la rente favorise le développement du clientélisme, de la distribution de prébendes et de la corruption. Enfin, elle est utilisée pour subventionner les prix, maintenus artificiellement bas, de produits de consommation tels que l'essence, le diésel ou encore la farine. Un minimum de paix sociale est assuré sans avoir à mettre en place de politique de redistribution cohérente. Le phénomène est d'autant plus amplifié quand il se produit dans un pays où les institutions sont fragiles, comme c'était le cas dans une grande partie de l'Afrique post-coloniale. L'impact de la malédiction peut alors être profond, en dégradant les structures sociales et politiques, et en favorisant l'installation de régimes autoritaires. Son ampleur se révèle souvent lors d'un retournement de marché qui met à genoux une économie peu diversifiée. La malédiction des ressources naturelles a fait partie des explications – justifiées - données aux décennies perdues des années 80-90 traversées par les pays producteurs du continent. Avec le décollage de l'Afrique depuis le début de ce millénaire, on pouvait espérer qu'elle soit reléguée au rang de vieux souvenir. Il ne faut cependant pas sous-estimer l'impact que pourrait avoir une baisse prolongée des cours – que la crise financière chinoise pourrait facilement accentuer.
La situation actuelle, une chance à saisir ?
Nombre de pays ont entamé des transitions politiques et économiques qui demandent d'importants efforts en termes d'investissements et de réformes, mais les situations demeurent contrastées : succès des dernières élections au Nigeria (qui ont sanctionné la première alternance démocratique), mais dépendance au pétrole des recettes fiscales pour plus de 70% et chaos causé par Boko Haram ; croissance angolaise mais un PIB reposant à 45% sur le secteur pétrolier et un horizon difficile pour les élections à venir; réserves de change algériennes colossales qui s'établissent à près de $160bn, mais après avoir diminué de $20bn au premier trimestre 2015. Il y a donc un véritable risque que le spectre de la malédiction réapparaisse. Mais paradoxalement la situation actuelle pourrait aussi représenter une chance unique : la baisse des cours est suffisante pour que les dangers qu'elle recèle soient visibles et compris des opinions publiques, mais pas encore assez grave pour mettre les économies en danger vital. Voilà qui pourrait représenter une fenêtre d'opportunité pour maintenir et renforcer les efforts initiés dans le développement des infrastructures et les réformes des régimes de subventions - deux domaines essentiels à la consolidation des transitions.
Une fenêtre d'opportunités
Côté infrastructures, il faut espérer que l'élan insufflé par le secteur des matières premières dans le développement de corridors intégrant rail, routes, ports en eau profonde, ne s'épuise pas. Comme au Mozambique (corridor de Nacala, reliant le bassin charbonnier dans la province de Tete au nord à l'océan Indien) ou au Kenya (projet de corridor à partir du port de Lamu), les matières premières ne deviennent qu'une composante de projets plus vastes qui permettront aux économies de révéler leurs potentiels et de se diversifier. D'autre part, des cours élevés ont finalement permis de retarder des investissements dans le secteur de l'électricité : en plus d'investissements lourds, c'est un secteur qui demande d'importants changements réglementaires - séparation des activités de production – transmission – distribution, définitions de formules de prix, privatisations, etc. Beaucoup de courage politique est dès lors nécessaire, et il peut être tentant de décaler le processus – ce qui est faisable grâce à des revenus pétroliers élevés permettant l'utilisation de solutions inefficientes (centrales au fioul obsolètes, générateurs). Résultat, par manque de gazoducs et de centrales électriques, quantités de gaz qui pourraient les alimenter continuent d'être torchées dans le Golfe de Guinée, alors que la pénurie devient de plus en plus criante. Outre les dégâts écologiques et la perte financière encourue (la Nigerian National Petroleum Corporation parle d'un montant de près de $870m en 2014), less coupures à répétitions provoquent des goulots d'étranglement qui risquent, comme au Ghana, d'étouffer des potentiels de croissance. Il semblerait aujourd'hui quasi suicidaire de ne pas agir, à un moment où les transitions démocratiques entamées par nombre de ces pays favorisent l'accroissement de leurs populations - et de leurs attentes. grandir.
Subventions : des conséquences multiples
Les cours élevés ont eu un autre effet pervers en empêchant de s'attaquer au problème des subventions : avec un pétrole au-delà de 100$, leur suppression aurait provoqué une hausse des prix au coût social douloureux - les populations voyant souvent dans ce système le seul avantage à être dans un pays producteur. Les rares tentatives passées ont d'ailleurs donné lieu à de violentes émeutes, notamment au Cameroun ou au Nigeria. La nécessité de le faire reste néanmoins capitale : ces régimes de subventions grèvent les budgets, poussent à la surconsommation, freinent l'amélioration de la productivité d'industries bénéficiant de prix d'électricité particulièrement bas, favorisent le développement de la contrebande et de la corruption, et une partie de la redistribution qui devrait bénéficier aux plus pauvres va aux détenteurs de berlines. La baisse des prix, en diminuant mécaniquement les montants subventionnés (grâce à une réduction de l'écart entre le prix de marché et le prix subventionnée) peut permettre de rouvrir le débat : en 2014, le gouvernement égyptien d'Al-Sissi a mis en place une programme de réduction progressive des subventions (qui ont représenté jusqu'à plus de 20% du budget de l'État, produit agricoles inclus), accompagné de la distribution de "smart cards" pour les ménages les plus vulnérables, donnant droit à des quotas (3). Au Nigeria, après une réduction partielle en 2012 faite par l'administration Jonathan dans des conditions chaotiques, le sujet a ressurgi. De manière notable, le nouveau président Buhari a indiqué que l'urgence était au préalable de s'attaquer à la corruption et à la sous-exploitation des raffineries du pays qui tournent à 30% de leurs capacités depuis des années : il répondait en cela aux souhaits avancés par la société civile, prête à abandonner ses bénéfices en échange d'une amélioration de la gouvernance. Le problème des subventions est donc bien plus qu'économique : en arrière-plan, c'est la reconstitution du lien de responsabilité entre gouvernants et gouvernés qui est en jeu, car ces réformes ne seront acceptées que si elles sont accompagnées de politiques sociales équitables. L'opportunité est donc là pour que la baisse des cours puisse avoir un effet inverse à celui escompté, et que les matières premières soient ce qu'elles auraient toujours du être : une bénédiction. Le marché reste néanmoins volatile, et la fenêtre pourrait progressivement se refermer si les cours se remettaient à baisser, mettant une pression croissante sur les budgets. Maintenir les efforts en termes d'investissements et de réformes deviendrait alors de plus en plus difficile, et les éléments seraient à nouveau réunis pour que la malédiction, loin d'être conjurée, ressurgisse.
* Spécialiste du financement des matières premières dans de grandes banques internationales. Ancien de l'Agence Française de Développement en Afrique du Sud, il a fondé Belvedere Advisory, bureau de conseil en stratégie de financement et développement sur les marchés africains.
- Nota : cet texte est adapté et traduit par permission de Foreign Affairs, (14 Septembre 2015). Copyright (2015) by the Council on Foreign Relations, Inc.