Les terribles cas de torture avalisés par la CIA que vous ne trouverez pas dans le rapport du Sénat américain.
Le rapport du Sénat américain sur la torture perpétrée par la CIA a beau être effroyable, toute une catégorie de victimes n'y est même pas évoquée. De fait, le résumé de ce rapport, rendu public le 9 décembre, ne se contente que de mentions fugaces à un élément fondamental du programme de la CIA dans sa lutte contre le terrorisme: les «restitutions extraordinaires» de prisonniers à des pays étrangers pour qu'ils y soient «interrogés» par les services secrets de ces pays –et ce avec la connaissance pleine et entière que ces hommes allaient être torturés.
Ces restitutions ne rentrant pas dans le cadre du rapport sénatorial, il n'existe donc toujours aucun compte-rendu officiel sur ces centaines, si ce n'est milliers, d'autres victimes des tortures dont est responsable la CIA.
Comme le révélait le Washington Post en 2005, la CIA avait divisé ses prisonniers en deux catégories: les prisonniers à «valeur élevée», détenus directement par l'agence, et les prisonniers de «second rang», confiés aux soins d'autres gouvernements pour être incarcérés et interrogés. Comme l'expliquait Bob Baer, ancien officier de la CIA, avec un niveau de détail des plus perturbants:
«Si vous voulez un interrogatoire musclé, vous envoyez le prisonnier en Jordanie. Si vous voulez qu'il soit torturé, vous l'envoyez en Syrie. Si vous voulez que quelqu'un disparaisse –sans laisser de traces–, vous l'envoyez en Égypte.»
Combien de prisonniers ont pu subir un tel sort? Selon le Washington Post, les prisonniers restitués à des gouvernements étrangers représentaient plus du double de ceux détenus par la CIA. Vu que nous savons que 119 hommes ont été détenus par la CIA, cela signifie qu'il y aurait eu, a minima, 238 prisonniers envoyés dans d'autres pays. Un chiffre qui est sans doute bien plus élevé. En 2003, dans son Discours sur l'état de l'union, le président George W. Bush avait déclaré: «Plus de 3.000 individus suspectés de terrorisme ont été arrêtés dans de nombreux pays.»
La grande majorité des informations dont nous disposons sur cette torture externalisée vient des témoignages de ses victimes et de ses survivants, qui ont fait montre d'un courage significatif pour rendre leur histoire publique. L'un d'entre eux est Ahmed Agiza, un ressortissant égyptien qui vivait avec sa femme et leurs jeunes enfants en Suède, où la famille avait demandé le statut de réfugié. En décembre 2001, Ahmed et un ami se font arrêter par la police suédoise, qui les transfère à la CIA. Dans ce qui semble être la première opération de «restitution» de l'administration Bush, Ahmed et son ami sont ensuite envoyés en Égypte, où ils sont détenus et privés de tout contact avec l'extérieur par les services de renseignement égyptiens, qui les interroge et les torture impitoyablement. En 2004, lors d'un procès inique, Ahmed est reconnu coupable d'appartenance à une organisation illégale en Égypte et condamné à 25 ans de prison.
L'année suivante, une enquête officielle suédoise allait confirmer que la CIA avait été impliquée dans l'opération et qu'elle avait réservé un traitement cruel et inhumain aux deux hommes durant leur arrestation et leur transfert vers l’Égypte. Aux Nations unies, le comité contre la torture et le comité des droits de l'Homme allaient aussi confirmer les plaintes des deux hommes, relatives à la torture et aux traitements inhumains commis contre eux en Égypte.
Le gouvernement suédois a indemnisé Ahmed pour son rôle dans les actes de torture commis, avant de lui garantir un statut de résident officiel. L'ACLU, l'Union américaine pour les libertés civiles, s'est pourvue devant un tribunal fédéral face à la compagnie aérienne américaine Jeppesen Dataplan –une filiale de Boeing– et son soutien logistique fourni à la CIA via l'avion qui avait envoyé les deux hommes à la torture en Égypte. Les poursuites allaient être suspendues sous prétexte qu'un procès risquait de révéler des «secrets d’État». Aujourd'hui, les États-Unis n'ont toujours pas officiellement reconnu leur implication dans les actes de torture subis par Ahmed.
Une autre victime s'appelle Abou Elkassim Britel. Il s'agit d'un ressortissant italien d'origine marocaine, illégalement transféré par la CIA du Pakistan au Maroc en mai 2002. Là, il fut remis aux services du renseignement marocain et envoyé à la prison tristement célèbre de Témara, pour y être détenu avec interdiction de contact avec l'extérieur, interrogé et torturé. Il avait été incarcéré pendant plus de huit mois quand il fut libéré en février 2003, sans explication ni motif d'inculpation. Britel faisait aussi partie des plaignants dans le procès contre Jeppesen Dataplan et les États-Unis ont toujours à préciser leur rôle dans son calvaire.
Une dernière et tragique histoire est celle de Maher Arar, ressortissant canadien né en Syrie, qui avait quitté ce pays à l'âge de 17 ans. En 2002, alors qu'il était en transit à l'aéroport JFK, de retour de vacances en famille en Tunisie, il fut arrêté et détenu quasiment sans aucun contact avec l'extérieur pendant treize jours dans un centre pénitentiaire de Brooklyn. Puis un jour, au petit matin, la CIA le fit monter secrètement dans un avion en partance pour la Syrie, avec la promesse d'être torturé.
Ce qu'il fut, implacablement, dès sa remise aux services secrets syriens. Maher fut détenu dans une cellule de la taille d'un cercueil pendant presque un an avant que le gouvernement américain puisse garantir son retour chez lui. Une enquête de deux ans portant sur l'implication du gouvernement canadien dans cette opération de restitution conclut qu'il avait été torturé et que des responsables canadiens –de concert avec leurs homologues américains– étaient complices. Le gouvernement canadien allait ensuite présenter ses excuses officielles et dédommager financièrement Maher pour ses souffrances.
Avec l'aide du Centre américain pour les droits constitutionnels, Maher se pourvut devant la justice fédérale pour essayer de faire reconnaître la responsabilité du gouvernement américain, mais les avocats du Département de la Justice réussirent à annuler les poursuites, en arguant qu'un tel procès concernait des questions relatives à la «sécurité nationale» et aux «relations internationales». En 2010, la Cour suprême allait entériner cette décision. A l'heure actuelle, les États-Unis n'ont ni confirmé, ni démenti leur rôle dans la restitution et la torture de Maher, ni ne se sont encore moins excusés.
Parce que le rapport sénatorial ne concerne que les prisonniers détenus par la CIA, aucun compte-rendu officiel ne détaille ce qui est arrivé à ces hommes, et à d'autres, que l'on a fait disparaître avant de les remettre aux mains de gouvernements étrangers pour qu'ils soient torturés. Nous ne savons même pas si de telles pratiques ont été autorisées –et si oui, par qui– ni qui en a été l'objet. Nous ne connaissons pas les détails des actes de torture et des traitements inhumains réservés à ces individus quand ils était détenus par des responsables de la CIA, ou par des partenaires étrangers de l'agence.
A l'instar des victimes dénombrées dans le rapport sénatorial, ces victimes encore invisibles méritent la justice. Reconnaître publiquement ce qu'ils ont vécu et mener des enquêtes à ce sujet serait un bon début, avant d'envisager des poursuites pénales et des dédommagements.
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