Une conférence internationale sur l'avenir de la Libye se tient depuis lundi à Palerme. D'ores et déjà, ses résultats sont menacés par la rivalité franco-italienne.
Le feu couvait depuis l'an dernier. Mais depuis l'arrivée au printemps de Matteo Salvini au ministère de l'Intérieur dans la coalition souverainiste qui dirige désormais l'Italie, un nouveau désaccord, concernant la Libye, celui-là, oppose Rome à Paris. À propos des migrants qui partent des côtes libyennes pour la Sicile, mais aussi à cause du pétrole, que le géant italien des hydrocarbures ENI exploite traditionnellement dans cette ancienne colonie qui garde des liens étroits avec la péninsule. À Rome, on estime que les manœuvres françaises dissimulent le projet d'imposer Total à la place d'ENI. Du coup, chaque pays soutient en Libye un « poulain » dans une guerre de l'ombre, exacerbée par l'antagonisme qui s'est développé au fils des mois entre Emmanuel Macron et Matteo Salvini.
Guerre de leadership
Le président français qualifie l'homme fort de l'Italie de populiste, le mettant dans le même sac que le Premier ministre hongrois Viktor Orbán. Son accusation : ils participeraient tous deux à la résurgence de l'idéologie « noire » qui régnait en Europe entre les deux guerres. Une antienne répétée lors des cérémonies du centenaire du 11 Novembre où Emmanuel Macron a dénoncé « les démons du passé qui ressurgissent ». Une analyse qui déplaît en Italie. En octobre, Salvini avait demandé à Macron de cesser de l'insulter au sujet de sa politique anti-migratoire. Un antagonisme inédit au sein de l'Union, revendiqué par le président français comptant bien jouer, grâce à une Angela Merkel affaiblie, un rôle lors des prochaines élections européennes contre les nationalismes qui menaceraient la paix en Europe.
Pour Matteo Salvini, chef de La Ligue du Nord (extrême droite), et son allié du Mouvement 5 étoiles antisystème, le président du Conseil Giuseppe Conte, l'Italie doit devenir maître de son destin, en Europe mais aussi en pratiquant une politique étrangère davantage indépendante, sinon offensive. En premier lieu en Libye qui, depuis la guerre de Nicolas Sarkozy contre Kadhafi, apparaît aux yeux du gouvernement italien comme une sorte de nouveau pré-carré français en Afrique.
À chacun son homme
Alors que Rome soutient le chef du gouvernement d'Union nationale Fayez al–Sarraj, seul reconnu par les Nations unies, qui gouverne à peine la Tripolitaine où sont les infrastructures d'ENI, Paris est soupçonné de vouloir installer à la présidence le maréchal rebelle Khalifa Haftar, chef de l'Armée nationale libyenne, autoproclamée, qui contrôle l'est du pays et la majorité des champs de pétrole. Si Haftar, vieil officier réfugié pendant des décennies aux États-Unis pendant l'ère Kadhafi, est devenu incontournable, c'est grâce à l'aide militaire des Émirats arabes unis et de celle, financée par Abu Dhabi, de l'Égypte qui ne veut pas que son voisin devienne un sanctuaire pour les djihadistes, qui se battent déjà férocement au Sinaï.
La rivalité franco-italienne s'exporte sur le terrain
Depuis la mort de Kadhafi, la Libye est plongée dans le chaos. Le vol des gigantesques stocks d'armes du dictateur, que la France et ses alliés n'ont pas su protéger des pillards, a armé les milices et les groupes islamistes du Sahel, provoquant la guerre au Mali. En se présentant comme leur ennemi, Haftar est aidé par le président al-Sissi, ancien patron de l'armée égyptienne. Mais pas seulement. Grâce à la proximité de Jean-Yves Le Drian, à l'époque ministre de la Défense, avec le président al-Sissi, Paris a vendu à l'Égypte, grâce aux crédits émiratis, les deux porte-hélicoptères refusés à la Russie, des avions Rafale et des blindés. À son allié Haftar, Paris fournit de précieux renseignements et un savoir-faire tactique, qui lui permettent de réduire les poches djihadistes des villes de l'Est, dont beaucoup de combattants ont réussi toutefois à s'enfuir au Sud, dans le désert du Fezzan. Une menace pour le Niger et le Mali où opèrent avec des résultats mitigés les soldats français du dispositif Barkhane. En Cyrénaïque, les Forces spéciales françaises et des commandos du service action de la DGSE recueillent des renseignements et détruisent des cellules de Daech contre qui la France est en guerre. Ils accompagnent les opérations de l'armée du maréchal Haftar.
Des missions risquées. En juillet 2016, trois agents sont tués dans un hélicoptère libyen abattu par des combattants djihadistes. En octobre, c'est un avion de reconnaissance loué par les services de renseignements français qui se crashe au décollage de l'aéroport de Malte. Le bilan est lourd : cinq agents sont tués dans l'accident, ce qui confirme le grand écart français en Libye. Le ministère des Affaires étrangères est en effet aligné à l'époque sur la communauté internationale, qui reconnaît le régime de Tripoli tandis que le ministère de la Défense soutient son adversaire à Benghazi.
Nommé par Emmanuel Macron au Quai d'Orsay, Le Drian annonce dès sa nomination que « la Libye a besoin de bâtir une armée nationale, avec la participation de toutes les forces qui luttent contre le terrorisme à travers le pays, incluant celles du général Haftar, sous l'autorité du pouvoir civil ». Tripoli connaît désormais de manière officielle la position française, qui n'envisage pas de règlement de la crise libyenne sans l'officier rebelle, soutenu par les meilleurs clients en armement de la France, l'Égypte, les Émirats et l'Arabie saoudite qui conduisent une sale guerre au Yémen. Dans le dossier libyen qui se complique et ressemble de plus en plus à un jeu de billard à plusieurs bandes, le nouveau président français garde la même posture que son prédécesseur François Hollande. Il affirme que ce dossier est prioritaire et s'appuie sur son ministre qui a changé de casquette, mais effectue toujours des visites au Caire, à Tripoli, et désormais à l'est au maréchal Haftar, qui vient discrètement se faire soigner à Paris.
L'Italie n'a pas oublié le sommet de La Celle-Saint-Cloud
En juillet 2017, il organise pour le nouveau président une rencontre entre le Premier ministre Fayez al-Sarraj et son rival à La Celle-Saint-Cloud, sans que l'Italie ne soit invitée alors qu'elle vient de passer des accords financiers avec le gouvernement de Tripoli et des chefs de tribu, pour ne pas dire des intermédiaires de passeurs, pour arrêter le flux de migrants. À La Celle-Saint-Cloud, la photo du « faiseur de paix » Macron est belle, mais le texte commun est agréé, et non signé. Quant au cessez-le-feu, il n'engage que ceux qui y croient. On évoque même des élections législatives et présidentielle avant l'été 2018. À Rome, on n'apprécie guère le fait accompli de ce coup diplomatique alors que l'Italie multiplie les contacts. Un ministre s'inquiète dans la presse de la multiplication des initiatives et appelle à s'unir autour de l'ONU. Car, sur le terrain, les affrontements se succèdent et la rencontre en France ne donne rien.
En mai dernier, nouvelle réunion toujours à l'invitation d'Emmanuel Macron. Une conférence internationale, avec les deux mêmes protagonistes, le président du Parlement, celui du Haut-Conseil d'État et des chefs de milice. Plus 19 pays, la Ligue arabe, l'Union africaine, les pays du Golfe et l'émissaire de L'ONU Ghassan Salamé. L'Italie a cette fois-ci un strapontin. Tous souhaitent évidemment un règlement politique. Pour Paris, les élections doivent vite avoir lieu, avant la fin 2018. Élysée et Quai d'Orsay poussent pour des législatives et des présidentielles le 10 décembre. Dans les coulisses, on accuse Paris de faciliter la conquête du pouvoir au maréchal Haftar pour qu'il devienne chef de l'État. En vieux briscard de la politique africaine, le président congolais Denis Sassou-Nguesso, nommé président du Comité de haut niveau de l'Union africaine sur la Libye, avertit à travers son ministre des Affaires étrangères que « les élections sont sources de tensions, il ne faudrait pas qu'elles viennent rajouter de la violence à la violence ». C'est ce qui va se passer. Personne, mis à part les Français, n'est dupe. « Ce calendrier mène dans le mur », confient des représentants.
Le sommet de la dernière chance à Palerme
L'Union africaine et l'Italie militent pour la tenue préalable d'une conférence de réconciliation qui sera suivie d'un référendum sur un projet de Constitution, qui définira les prérogatives du futur président. Car Haftar ne fait pas l'unanimité, même si du côté français, on le considère comme un allié contre le terrorisme. Du côté de l'ONU, on reste aussi sceptique. L'Italie n'est pas en reste. Car au fil des mois, les déclarations de Paris pour une sortie de crise restent lettre morte. On qualifie Haftar d'autocrate, de chef de guerre qui s'empare des champs de pétrole, prêt à tout pour conquérir le pouvoir. Pour des élections, il faut la paix. Ce n'est pas le cas. L'initiative française imposée au forceps est encore un échec. À Rome, le nouveau gouvernement ne reste pas inactif. Le bouillant Salvini a une revanche à prendre sur ce Macron, dont il estime n'avoir pas de leçons à recevoir. Son allié, le président du Conseil Guiseppe Conte, a reçu en juillet à Washington un hommage appuyé de Donald Trump pour la fermeté de sa politique migratoire et, par conséquent, un appui aux initiatives de l'Italie en Libye. Le nouveau gouvernement italien, qui s'est aussi rapproché de la Russie, s'est assuré de ne pas avoir Moscou contre lui dans ce dossier délicat. Du coup, Salvini et Conte semblent damer le pion au président français en organisant un sommet à Palerme, parrainé par l'ONU où, comme à Paris, Fayez al-Sarraj et le maréchal Haftar sont présents. 38 délégations ont fait le déplacement. Y compris Jean-Yves Le Drian qui a souhaité que cette conférence réussisse. Avant, le chef du gouvernement libyen avait souligné « la nécessité d'unifier les positions » de la France et de l'Italie à propos de la Libye, « de telle sorte qu'il n'y ait plus de points de discorde entre eux ». Une demande de bon sens du dirigeant d'un pays africain en guerre, à deux pays européens qui semblent l'avoir perdu.