Les électeurs ont le choix entre une sortante encore puissante, mais atteinte par des affaires, et la coqueluche des médias, incarnation d'une «troisième voie» encore quelque peu nébuleuse.
Alors que les Brésiliens sont appelés aux urnes, dimanche 5 octobre, pour le premier tour de l'élection présidentielle (l'éventuel second tour est prévu le 26), le suspense reste étonnamment élevé après une campagne marquée par les rebondissements.
«Il y a eu deux campagnes, remarquait la semaine dernière Gaspard Estrada, analyste politique spécialiste du Brésil. La première a duré jusqu’au 13 août, durant laquelle la présidente sortante Dilma Rousseff faisait la course en tête, sans jamais descendre en-dessous des 35% d’intentions de vote face à Aecio Neves, candidat du PSDB [social démocrate, ndlr]. La seconde a commencé le 13 août avec la mort dans un accident d’avion d’Eduardo Campos, candidat du PSB [parti socialiste, ndlr] et l’entrée en lice de sa colistière Marina Silva» –comme aux États-Unis, la présidentielle brésilienne se fait par «ticket», avec un candidat à la vice-présidence. Alors qu’Eduardo Campos se traînait à moins de 10% dans les sondages, la cote de Marina Silva s’envole immédiatement: elle atteint les 30% dans les sondages et devance même Dilma Rousseff dans l’hypothèse d’un second tour entre les deux femmes.
Marina Silva est certes bien plus connue dans le pays que ne l’était Eduardo Campos. Elle a déjà été candidate en 2010 pour le Parti vert, réalisant un score honorable de plus de 19%. Son parcours personnel constitue un autre atout essentiel: cette femme frêle et noire de 56 ans est issue d’une famille très pauvre de onze enfants, récoltants de latex d’Amazonie. Elle-même a travaillé dans les plantations et n’a appris à lire qu’à 16 ans. Fervente catholique puis évangélique (et militante antiavortement), écologiste convaincue, elle milite un temps aux côté de Chico Mendes, rejoint le Parti des travailleurs (PT), devient députée, sénatrice puis ministre de l’Environnement en 2008, avant de claquer la porte du gouvernement et du PT en 2009, de rallier le Parti Vert puis de tenter ensuite, en vain, de créer son propre parti, Réseau durable, et de rejoindre tardivement le PSB.
Idées libérales et ténors des affaires
Très charismatique, elle est rapidement devenue la coqueluche des médias, y compris à l’international, incarnant à merveille cette «troisième voie», cette «nouvelle politique» que le PSB veut promouvoir entre un PT très interventionniste et un centre droit incarné par le PSDB. Ralliant à elle une bonne partie d'un électorat évangélique en forte hausse dans le pays (22%) mais aussi beaucoup d’indécis, elle défend aussi, dans cette campagne, des idées plus libérales, étonnantes pour cette femme de gauche, prônant l’indépendance de la Banque centrale ou dénonçant la mainmise de l’Etat sur les banques publiques Banco do Brasil ou Caixa Economica Federal.
Autour d’elle gravitent des ténors du monde des affaires tels Guilherme Leal, président milliardaire du groupe de cosmétiques Natura, qui fut son colistier en 2010 et fait encore partie de ses principaux bailleurs de fonds, ou Neca Setubal, héritière de la plus grande banque privée brésilienne, Itau. Un positionnement propre à séduire les entreprises, mais qui brouille un peu son engagement. Sans parler du vice-président que lui a choisi le PSB, Beto Albuquerque, actif partisan des cultures OGM, auxquelles elle s’opposait il y a encore peu.
«Elle séduit un électorat hétérogène et sans cohérence, fédère tous les anti Dilma», reconnaît l’avocat Charles-Henry Chenut, du cabinet franco-brésilien Chenut Oliveira Santiago, également conseiller du commerce extérieur. C’est là sans doute à la fois sa force et sa faiblesse.
Gaspard Estrada se demandait il y a une semaine si elle n’avait pas atteint son «toit électoral». De fait, les sondages ont commencé à se retourner en fin de semaine dernière, redonnant à Dilma Rousseff une avance de plus en plus nette sur Marina Silva. Selon un sondage de Datafolha du 2 octobre, cette dernière pourrait même être privée de second tour, Aecio Neves regagnant du terrain avec 21% d’intentions de vote dimanche, contre 24% à Marina Silva, Dilma Rousseff planant désormais à 40% et étant toujours donnée gagnante au second tour avec une marge de sept points, quel que soit l'adversaire.
Rouleau compresseur du PT
Il faut dire que face à la déferlante «Marina», un PT affolé a sorti l’artillerie lourde, fort de douze ans de règne et d’une solide implantation sur l’immense territoire brésilien. «Le PT est devenu incroyablement efficace, ses nombreux spin doctors savent trouver les points faibles de l’adversaire», estime Olivier Dabène, professeur à Science Po et spécialiste de l’Amérique latine. Les contradictions ou les revirements de Marina Silva ont ainsi été brocardés sans relâche, sans exclure les coups bas, telle cette accusation fausse de vouloir remettre en cause la «Bolsa Familia», aide emblématique versée aux familles les plus pauvres, instaurée par Lula et perpétuée par Dilma Rousseff.
Dans les débats entre candidats, la présidente s’est faite ultraoffensive, non sans résultats. Toujours très populaire, Lula a lui aussi mouillé la chemise. «Le parti et toute l’administration de l’Etat constituent une puissante machine à gagner politique au service du candidat sortant, constituant un obstacle très difficile à surmonter pour le challenger, souligne Olivier Dabène. Un phénomène qu’on observe dans beaucoup de pays d’Amérique latine.»
Pourtant, le bilan économique de Dilma Rousseff n’est pas terrible et les classes moyennes manifestent désormais leur lassitude après douze ans de PT, réclamant davantage de moyens pour l’éducation, la santé ou les transports. L’organisation de la Coupe du Monde –hormis l’humiliation de la déroute en demi-finale face à l'Allemagne (1-7)– n’a pas été le chaos annoncé, mais n’a guère profité à la cote de Dilma Rousseff. En outre, comme le souligne Frédéric Louault, professeur en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles, la géographie électorale est, depuis dix ans, liée à celle de la distribution de Bolsa Familia: or, la majorité des bénéficiaires de cette aide vivent dans les Etats du Nord du pays, moins peuplés que ceux, plus riches, du sud.
Impact incertain du scandale Petrobras
L’actuel scandale qui touche la compagnie pétrolière nationale Petrobras aurait aussi dû déstabiliser la présidente. Paulo Roberto Costa, un ancien directeur du raffinage, incarcéré depuis juin, a révélé à la police un vaste système de pots de vin versés entre 2004 et 2012 à de nombreux responsables de la coalition au pouvoir, dont le ministre de l'Energie, le trésorier du PT, les présidents du Sénat et de la Chambre des députés et plusieurs gouverneurs (dont, d’ailleurs, le défunt Eduardo Campos). Des révélations relayées par la revue Veja, de sensibilité de droite.
Certes, rien n’est encore officiel et Dilma Rousseff (qui fut pourtant ministre de l’Energie de Lula) a nié avec véhémence avoir eu la moindre information sur ces malversations. Il s’agit du plus énorme scandale depuis celui du Mensalão en 2005, qui avait éclaboussé (et conduit en prison) de nombreux dirigeants du PT mais avait miraculeusement épargné Lula, surnommé le président Téflon.
A cette affaire Petrobras s’en superpose une autre, celle du rachat par la compagnie en 2007 d’une raffinerie américaine, Pasadena, à un prix délirant (une sorte d’affaire Areva-Uramin à la puissance 10). Une enquête est en cours depuis mars et pourrait, elle aussi, atteindre Dilma Rousseff.
Ces affaires contribuent certes au désamour d’une partie des classes populaires à l’égard du PT, qui se révèle aussi corrompu que les autres partis. Mais leur révélation n’a pas modifié sensiblement les courbes de popularité ou de rejet de la sortante, remarque Gaspard Estrada. Pour beaucoup d’observateurs, cette relative indifférence est liée au sentiment général des Brésiliens que tous les partis politiques sont pourris et que les responsabilités sont donc largement diluées.
Peut-être, si elle passe le premier tour, Marina Silva attaquera-t-elle plus frontalement son adversaire sur ces dossiers. Mais il lui sera difficile, vu son parcours, de se présenter en candidate anti-système. «Et Dilma Rousseff, qui a viré sept de ses ministres en début de mandat, pourra faire valoir sa détermination à lutter contre la corruption», ajoute Olivier Dabène.
La phrase célèbre d’un ancien responsable politique, Paulo Maluf, ancien maire puis gouverneur de Sao Paulo dans les années 70 et 80, résume assez bien le climat général, fait de cynisme et de désabusement: «Eu roubo, mais faço» («Je vole mais j’agis»), avait-il déclaré. Malgré de nombreuses casseroles, il était d'ailleurs parvenu à se faire réélire député en 2006.
Anne Denis