ENTRETIEN. L'ancienne ministre devenue députée européenne dit tout des enjeux actuels de la question migratoire. Détonant.
Ex-ministre italienne de l'Intégration, Cécile Kyenge, originaire de ce qui était alors le Zaïre, est arrivée en Italie avec un visa étudiant, à 19 ans, en 1983. Elle est devenue ophtalmologiste, avant de se lancer dans une carrière politique. Ministre pour l'Intégration dans le gouvernement Letta, elle essuie des insultes racistes (en 2013, un sénateur de la Ligue du Nord l'a comparée à « un orang-outan »), mais poursuit jusqu'à Bruxelles. Aujourd'hui, la seule députée européenne noire se penche tout particulièrement sur les questions migratoires. De passage à Paris, elle répond à quelques questions sur la gestion européenne de la migration venue d'Afrique subsaharienne.
Le Point Afrique : Vous avez dit, comme beaucoup en Afrique, qu'il n'y avait pas de crise migratoire, mais une crise de la gestion européenne des flux. Où en est la solidarité entre pays membres ?
Cécile Kyenge : En effet, on parle de crise des migrants, mais ce n'est pas ça. Il y a une impasse politique. Une crise de la solidarité. Les propositions sont là, pour aller vers une politique européenne commune d'immigration et d'asile. Malheureusement, sur 28 pays, seuls 7 accueillent régulièrement les migrants et appliquent une politique d'asile : l'Italie, la Grèce, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne, le Portugal et la France, même si dernièrement elle a reçu très peu de migrants. Les lois de ces pays ne sont pas parfaites, mais ils se chargent de tout ce que devrait faire l'Europe. Si on parlait comme un État fédéral de presque 510 millions d'habitants, il faudrait un partage équitable des responsabilités. Il faut sensibiliser les États membres et leur faire prendre leurs responsabilités.
Qu'en est-il du règlement de Dublin-III, qui prévoit que les migrants soient renvoyés dans le pays dans lequel ils ont laissé leurs empreintes en arrivant en Europe ?
Le règlement de Dublin-III a échoué. Quand je suis arrivée au Parlement, en 2014, la première chose que j'ai dite, c'était qu'il fallait renforcer la priorité sur la politique migratoire dans les institutions européennes et la Commission. Il y avait très peu sur le sujet, dans le plan Juncker. Je me disais : « Je viens du sud de l'Europe, on vit ça chaque jour, ce n'est plus de l'urgence, c'est une politique à réformer. » Et surtout, Dublin, qui oblige les États membres aux frontières extérieures à commencer la procédure d'asile. Il y a donc un blocage au niveau de l'Italie et de la Grèce, qui n'arrivent plus à faire face au flux migratoire parce qu'elles sont seules, abandonnées par l'Europe. Je parle d'expérience, j'étais au gouvernement en Italie. Longtemps, on a ignoré que des gens mouraient en Méditerranée. C'est pourquoi j'ai dit qu'avant tout il fallait sauver les vies, mettre en priorité la recherche et le sauvetage. Dans la mer, le désert et les pays de transit. La première personne qui l'a dit, c'est le pape François, autorité morale. Il est venu à Lampedusa, a organisé des funérailles en jetant des fleurs dans la mer, faisant comprendre que, là, il y avait des gens qui mouraient. Avec ce geste, il essayait de secouer les esprits, surtout nous au gouvernement. Quelques mois plus tard, on a eu le naufrage du 3 octobre 2013. Cet épisode a changé ma vie. Il y avait 366 ou 368 personnes. J'étais au bord de la mer, j'ai assisté au repêchage de tous ces morts. Ce qui m'a beaucoup choquée, c'était une dizaine de cercueils blancs, des enfants. Ce sont des moments que l'on essaie d'oublier. Quand on se remet derrière son bureau, ils reviennent en mémoire. Ils vous donnent à la fois un sentiment d'impuissance et la responsabilité de ne pas lâcher. On a élaboré le premier projet de recherche et sauvetage, Mare Nostrum. On a payé nous-mêmes, et j'ai voulu porter ça en Europe. C'est pour ça que j'ai dit que le règlement de Dublin devait être réformé.
Vous êtes pour une abolition de Dublin ?
Je suis pour une réforme radicale. L'article 80 du traité de fonctionnement de l'Union européenne énonce que la solidarité et le partage équitable des responsabilités s'appliquent, même au niveau financier. Or certains préfèrent réveiller les nationalismes, parlent de construire des murs. Si on fait ça, c'est la fin du projet européen. Le 25 mars, on doit fêter la signature du traité de Rome, on n'y arrivera pas avec cet esprit. On doit faire appel à l'esprit des pères fondateurs, avec l'application concrète de la solidarité. J'ai été rapporteur de la résolution votée en avril 2016. La première partie comportait des propositions concrètes. J'ai passé plus d'un an à sillonner toute l'Europe et l'Afrique, de l'est, l'Éthiopie, jusqu'au Liban, dans les centres, parmi les migrants. La deuxième comprend des projets législatifs. Ma proposition, c'est un système centralisé. La demande d'asile ne doit pas être faite au niveau de l'Italie, l'Espagne ou la Grèce, mais dans les agences européennes, pour une répartition équitable sur le continent. Une fois qu'on met le pied dans ces pays, on est en Europe. C'est elle qui vous mène dans les pays, c'est la libre circulation pour les demandeurs d'asile.
Mais l'expérience de réception des migrants est mitigée. À court terme, on estime qu'en Suède ou en Allemagne, il y a eu un effet positif sur la croissance du PIB, mais on ignore comment les intégrer au tissu économique.
Mon rapport d'initiative a une approche holistique. Le premier point est de sauver les vies. Ensuite, il y a la lutte contre le trafic des êtres humains, la création de corridors humanitaires, le renforcement de la politique étrangère… On ne peut traiter ces thèmes séparément. Pas plus que la politique d'intégration. Il faut aussi souligner la contribution positive de l'immigration. Prenez la démographie. En Europe, la natalité est très basse, parfois en dessous de zéro. Les migrants contribuent à équilibrer la situation. Quand il y a plus de morts que de naissances, cela pose problème pour les retraites. Actuellement en Italie, pour payer la retraite d'une personne, il en faut quatre qui travaillent. En 2050, sans augmentation des naissances et sans les arrivées extérieures, on arrivera à deux qui travaillent. Ça semble cynique, je parle de gens qui viennent payer la retraite des autres, mais c'est la réalité. Par ailleurs, les monocultures disparaissent. La diversité constitue une richesse. Certains métiers se renouvellent ainsi.
Vous êtes bien placée pour connaître le racisme que peuvent subir les migrants en Europe. À Venise, le 23 janvier, un Gambien s'est noyé sous les quolibets… Avez-vous le sentiment que la situation empire ?
Oui, on peut dire ça. Les politiques ont leurs responsabilités. La crise économique a eu une influence terrible sur notre continent et, faute de réponse satisfaisante, le chômage est très élevé dans de nombreux pays. Il y a aussi eu les attentats qui ont révélé une faille des services de renseignements, de la politique européenne commune de défense. Chacun reste dans son nationalisme pour protéger ses frontières, on ne communique pas entre États membres. Il y a aussi un aspect social, Internet et la globalisation qui aident les recruteurs. Et la radicalisation dans les prisons. À tout cela, les politiques n'ont pas apporté de réponse concrète. Pour les mécontents, les coupables, ce sont les derniers arrivés, les migrants.
Au sommet européen de Malte, à La Valette, le mois dernier, a été lancé le projet de formation des garde-côtes libyens. Cela signifie renvoyer les migrants vers un pays tenu par les milices. Comment l'Europe résout-elle cette contradiction avec ses valeurs ?
Ce n'est pas résolu. J'ai posé des questions sur qui protège les migrants. On devrait faire la guerre aux passeurs, aux trafiquants, ce sont eux, nos ennemis. Ces centres de détention en Libye sont des zones de guerre. Les gens en sortent rarement vivants. Ou alors, ils sont traumatisés, ils subissent un processus de déshumanisation. Le seul point positif, c'est que pour la première fois, tous les États s'étaient mis d'accord sur une politique. Dans une direction erronée, certes. Je travaille sur le respect des droits de l'homme et ça doit rentrer dans l'agenda, au cœur des accords qu'on doit passer avec la Libye. Si on y ouvre des centres, on n'a aucune assurance sur ce qui s'y passera.
Vous savez aussi que la situation des pays de départ influe sur la migration. Les jeunes partent, fatigués de la situation politique, de l'absence de boulot. On a vu la réélection contestée au Gabon, la crise en République démocratique du Congo... Comment contribuer à la solution, en Afrique ?
J'ai beaucoup parlé d'Europe, en tant qu'Européenne, pour aider à sortir de cette impasse politique, pour un leadership qui pousse vers une politique commune, pas sécuritaire, mais d'accueil. Ensuite se pose la question des causes profondes. Là, je peux nommer la responsabilité des leaders africains, vous en avez cité certains, il y a aussi le Burundi et d'autres. On parle de causes au niveau de l'économie, du manque d'emplois, de la pauvreté, du changement climatique, du terrorisme... moi je mets en premier lieu la démocratie. Il faut des pays avec des institutions fortes, élues par le peuple souverain. Il y a des gens qui restent au pouvoir, en l'utilisant comme leur propriété, oubliant l'État de droit, et qu'il faut une démocratie pour des projets alternatifs. Il faut qu'on travaille sur le processus électoral. J'ai fait beaucoup de missions électorales : au Gabon, en Zambie où j'étais chef de mission, au Burkina Faso, au Nigeria… J'insiste : l'Europe doit soutenir la bonne gouvernance et tout ce qui y a trait, comme la lutte contre la corruption. Pour essayer d'accompagner ces pays et renforcer la démocratie. Si on n'a pas ces bases-là, on ne peut pas travailler sur l'économie ou le développement, créer des emplois. On n'a pas d'interlocuteur crédible, capable de mettre en priorité à son agenda son pays et le bien-être de sa population.
Cette réflexion s'applique-t-elle à votre pays d'origine, la RDC ? L'élection présidentielle qui devait avoir lieu en novembre pour remplacer Joseph Kabila n'a pas été organisée...
D'abord, je félicite la CENCO, qui a pris la situation en main. Ensuite, ma position a toujours été radicale : tant qu'il y aura comme président Joseph Kabila, qui est le fond du problème, ce sera difficile d'arriver à une solution. Je fais confiance à la CENCO pour arriver à l'application de l'accord du 31 décembre, en espérant que cela sorte le pays de la crise sécuritaire, humanitaire et politique. Le président Kabila a beaucoup de responsabilités, en tant que chef d'un régime totalitaire qui contrôle l'armée, la justice, tous les pouvoirs. Il y a eu des massacres, des exécutions sommaires à Béni, Kinshasa, dans le Kasaï, à Kimpese, Lubumbashi... Il y a une crise profonde au Congo, monsieur Kabila est responsable de tout ça. On oublie que le 19 décembre était la fin de son mandat. Après, il est illégitime au pouvoir.
Pour le Gabon, vous maintenez que la mission de l'Union européenne émet des doutes sur les résultats et la transparence du processus électoral ?
Mariya Grabriel, chef de mission, a fait un rapport très clair. Il n'y a pas eu de transparence dans ces élections, ce qui a eu des conséquences sur les résultats. En tant que mission d'observation électorale, nous ne sommes pas là pour proclamer les résultats, mais pour analyser un processus. Les doutes sont là. Il faut aussi rappeler, au Gabon, qu'il n'y a pas de séparation entre les pouvoirs judiciaire et exécutif. Tous les pouvoirs sont sous le contrôle du président.
Parmi les thèmes délicats concernant la migration, il y a la démographie. Au Niger, des familles d'agriculteurs épuisent leurs terres et partent mendier en Algérie… Est-ce culturellement trop compliqué à aborder en Afrique ?
Ce n'est pas si compliqué, il faut se rappeler l'Europe il y a quelques siècles, c'était la même chose. Les sociétés s'adaptent, il faut du temps. Surtout, il y a une mobilité globale sur le continent. Sur dix personnes qui quittent leur pays, neuf restent en Afrique, une seule part pour l'Europe. Le problème, ce n'est pas la reproduction, c'est de trouver des politiques cohérentes pour gérer les effets de la démographie, de l'économie, des flux migratoires. On ne doit pas non plus se limiter à un pays, mais élaborer des politiques au niveau régional. Et parler des migrations internes à l'Afrique, directement liées à celles en Europe. Tant que l'Europe les traitera séparément, ça ne marchera pas.